SINHOUÉ L'ÉGYPTIEN
de
(C'est Sinhoué qui parle)
Mais je lui dis :
- Eh bien, tu vas te rendre immédiatement chez les colons qui cultivent les terres maudites, et tu leur distribueras ce blé pour les semailles, car ils nont pas de grain et leur blé est tacheté comme sil avait plu du sang. La crue est passée, cest le temps des labours et des semailles, si bien que tu dois te dépêcher.
Kaptah me jeta un regard de pitié et secoua la tête, puis il dit :
- Mon cher maître, ne tourmente pas ta précieuse tête avec de pareilles vétilles, mais laisse-moi penser pour toi. Essaye donc de me suivre : au début les blatiers ont gagné gros en prêtant du blé aux colons, car ceux-ci devaient, dans leur pauvreté, payer deux mesures pour une, et sils ne pouvaient payer, on faisait abattre leur bétail et on saisissait les peaux. Mais à présent que le prix du blé monte sans cesse, ces affaires ne sont plus intéressantes, et le bénéfice en est modeste, si bien quil nous est avantageux que ce printemps de nombreuses terres restent en friche, car cela fera monter encore le prix du blé. Cest pourquoi nous ne sommes pas assez fous pour prêter du blé aux colons, car nous nuirions ainsi à nos intérêts. Et si je le faisais, je mattirerais la colère de tous les autres blatiers.
Mais je lui dis dun ton énergique :
- Exécute mes ordres, Kaptah, car le blé est à moi et je ne pense pas à des grains, mais bien aux hommes dont les côtes saillent sous la peau comme aux esclaves des mines, et je pense aux femmes dont les seins pendent comme des outres sèches, et je pense aux enfants qui rôdent sur les rives avec leurs jambes cagneuses et leurs yeux chassieux. Cest pourquoi je veux que tu leur distribues pour les semailles tout le blé que je possède. Je veux que tu le fasses pour Aton et pour le pharaon Akhenaton, car je laime. Mais tu ne leur donneras pas le blé gratuitement, car j ai constaté que les cadeaux engendrent la paresse et la veulerie et la mauvaise volonté. Ils ont reçu gratuitement les terres et aussi le bétail, et ils nont pas u en profiter. Recours au bâton, si cest nécessaire et veille à ce que les semailles se fassent et aussi les récoltes. Mais en récupérant notre créance, je ne veux pas que tu prennes un bénéfice, et tu leur demanderas seulement mesure pour mesure.
Remarques :
C'est l'esclave (Kaptha) qui semble vouloir mener le jeu.
Mais Sinhoué, qui a laissé jusque là Kaptha gérer ses biens, reprend la main, une main de maître. C'est donc le maître qui détient ici le sens moral.
Kaptha, lui, détient le sens du commerce.
en est-il de même dans le monde qui nous entoure ?