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Montaigne et l'idée du suicide :

 

MONTAIGNE - Essais - Livre II


CHAPITRE XXXV
De trois bonnes femmes

En ce dernier couple, cela est encore digne d'estre consideré, que Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange : mais selon son humeur Stoïque, je croy qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il fust mort pour elle. En l'une des lettres, qu'il escrit à Lucilius ; apres qu'il luy a fait entendre, comme la fiebvre l'ayant pris à Rome, il monta soudain en coche, pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme, qui le vouloit arrester ; et qu'il luy avoit respondu, que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu : il suit ainsi : Elle me laissa aller me recommandant fort ma santé. Or moy, qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy, pour pourvoir à elle : le privilege que ma vieillesse m'avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu'en ce vieillard, il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m'aymer plus courageusement, elle me renge à m'aymer moy-mesme plus curieusement : car il faut prester quelque chose aux honnestes affections : et par fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut r'appeller la vie, voire avecque tourment : il faut arrester l'ame entre les dents, puis que la loy de vivre aux gens de bien, ce n'est pas autant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doivent. Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien amy, que d'en allonger sa vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol : il faut que l'ame se commande cela, quand l'utilité des nostres le requiert : il faut par fois nous prester à noz amis : et quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux. C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d'autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict : et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse, (de laquelle la commodité la plus grande, c'est la nonchalance de sa durée, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie,) si on sent que cet office soit doux, aggreable, et profitable à quelqu'un bien affectionné. Et en reçoit on une tresplaisante recompense : car qu'est-il plus doux, que d'estre si cher à sa femme, qu'en sa consideration, on en devienne plus cher à soy-mesme ? Ainsi ma Paulina m'a chargé, non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m'a pas esté assez de considerer, combien resolument je pourrois mourir, mais j'ay aussi consideré, combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois magnanimité que vivre.

 

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